NEW DELHI – En 1972, l’ONU organise son tout premier sommet environnemental à Stockholm. À l’approche de l’événement, un groupe de scientifiques rédige Les limites de la croissance, un rapport commandé par le Club de Rome, qui deviendra contre toute attente un bestseller. Les auteurs y expliquent que les ressources naturelles limitées de la planète ne pourront supporter une éternelle croissance, et redoutent un point de non-retour écologique ainsi qu’un effondrement des sociétés si le monde ne prend pas conscience des coûts environnementaux de l’activité humaine. Selon le rapport, si la trajectoire ne change pas, le monde s’exposera à une diminution des approvisionnement alimentaires et énergétiques par habitant, à une pollution croissante, à une baisse du niveau de vie, ainsi qu’à la possibilité d’effondrements dramatiques de la population d’ici le milieu du XXIe siècle.
Au cours des décennies qui suivront, les conclusions frappantes du rapport seront dans l’ensemble davantage critiquées que saluées. Beaucoup les balaieront d’un revers de la main, les considérant comme un scénario apocalyptique voué à devenir contredit par l’ingéniosité humaine et le progrès technologique. Or, les auteurs du rapport Les limites de la croissance ne formulent à l’époque aucune prévision. Ils explorent davantage plusieurs trajectoires alternatives fondées sur les stratégies humaines, et il se trouve qu’une récente étude de Gaya Herrington démontre que trois des quatre scénarios envisagés à l’époque par le rapport correspondent relativement étroitement aux données recueillies depuis.
Cette confirmation apparaît profondément inquiétante, dans la mesure où deux des trois scénarios du rapport suggèrent un effondrement majeur d’ici le milieu du siècle, le troisième évoquant un déclin moins important. Herrington estime que « l’humanité est sur le point de voir les limites de la croissance s’imposer à elle, plutôt que de choisir en conscience ses propres limites ».
Tout n’est cependant pas perdu : le quatrième scénario, qui annonce d’importantes transformations économiques et sociales, implique partout certaines améliorations du bien-être humain, dans le respect des limites naturelles de la planète. Tel est l’espoir qui sous-tend Earth for All, un nouveau rapport produit par la Commission du Club de Rome pour une économie transformationnelle (dont je suis membre) et par une équipe de modélisateurs informatiques.
Les auteurs de ce rapport estiment que le bien-être pour tous, sur une planète relativement stable, est encore possible, mais que plusieurs changements majeurs devront pour cela intervenir dans l’organisation économique. Le rapport énonce cinq grandes initiatives nécessaires pour éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, autonomiser les femmes, transformer les systèmes alimentaires, et opérer une refonte des systèmes énergétiques en procédant partout à une électrification.
Le rapport recommande plusieurs stratégies spécifiques et interconnectées pour atteindre chacun de ces objectifs. D’importants investissements nouveaux seront évidemment nécessaires, fondés sur une augmentation massive des dépenses publiques. La mise en place d’impôts plus élevés, en particulier pour les ultra-riches et les grandes sociétés, devra ainsi constituer un élément majeur de l’agenda. Réduire la richesse et la consommation des plus fortunés est également essentiel pour limiter les émissions de dioxyde de carbone ainsi qu’une consommation inutilement gaspilleuse.
La création de liquidités mondiales (par exemple via l’émission d’un plus grand nombre de droits de tirage spéciaux, l’actif du réserve du Fonds monétaire international) et la gestion de l’excès de dette souveraine conféreraient par ailleurs aux gouvernements des pays en voie de développement davantage d’espace budgétaire.
Les systèmes alimentaires mondiaux ne fonctionnent aujourd’hui clairement plus. Ils créent actuellement des modèles de production et de consommation malsains et insoutenables, ainsi qu’un gaspillage considérable, et doivent par conséquent être modernisés. Pour ce faire, la régulation des marchés aux fins du bien public se révélera essentielle. Davantage de réglementations, méthodiques et efficaces, sont nécessaires non seulement en ce qui concerne l’alimentaire, mais également sur les marchés des biens et services, de la finance, du travail et des terres, ainsi que sur tous les marchés liés à la nature et l’environnement.
Les réglementations dont nous avons besoin nécessitent une démocratisation de la connaissance, une plus large accès aux nouvelles technologies, ainsi qu’une reconnaissance et une propagation des connaissances traditionnelles. De même, conférer davantage de pouvoir aux femmes et aux travailleurs se révélera indispensable, non seulement pour rendre les sociétés plus heureuses, plus justes et en meilleure santé, mais également pour stabiliser les populations en termes de nombre.
Le rapport Earth for All présente par ailleurs les résultats d’un exercice de modélisation au niveau mondial, spécifiquement axé sur deux scénarios. Le premier, intitulé « Too Little Too Late », correspond à notre trajectoire actuelle, dans laquelle gouvernements et institutions internationales n’ont de cesse de parler de durabilité et de changement climatique, mais ne mènent en réalité aucune action véritablement transformatrice.
Ce scénario aboutit au creusement des inégalités ainsi qu’à l’érosion de la confiance sociale, les populations et les États se retournant les uns contre les autres, dans une compétition autour des ressources. Sans une action suffisamment collective de réduction de l’immense pression exercée sur la nature, les systèmes garants de la vie sur Terre (notamment climat, eau, sols et forêts) continueront de se détériorer, et certaines régions se rapprocheront voire franchiront des points de basculement irréversibles. Pour de nombreuses populations qui vivent déjà dans la pauvreté, comme pour de nombreuses espèces, c’est précisément l’enfer sur Terre qui s’annonce.
En revanche, dans le deuxième scénario (« The Giant Leap »), les dirigeants politiques s’efforcent d’opérer cinq changements majeurs, et œuvrent beaucoup plus efficacement pour améliorer le bien-être. Cela signifie agir pour la dignité (faire en sorte que chacun dispose des moyens de vivre en sécurité et en bonne santé), pour la nature (un environnement restauré et sûr pour toutes les formes de vie), et pour le lien au sens large (sentiment d’appartenance commune, et institutions œuvrant pour le bien commun). Cela signifie également assurer l’équité (la justice sous toutes ses formes, en réduisant considérablement l’écart entre les plus fortunés et les plus défavorisés) et la participation (citoyens activement engagés au sein de communautés et d’économies bien ancrées).
Tous ces objectifs ne seront évidemment pas faciles à atteindre. Des avancées généralisées et durables sur le plan du bien-être nécessitent l’action de gouvernements déterminés à refaçonner les marchés, ainsi qu’à poursuivre une vision à long terme pour les sociétés. Ceci exige en retour à la fois volonté politique et changements majeurs dans la perception des gouvernements – changements peu probables sans une importante pression publique et mobilisation de masse. Seulement voilà, sachant la proximité de si nombreux points de basculement, l’alternative par défaut est tout simplement terrifiante : désastre environnemental, disparités et fragilités économiques extrêmes, ainsi que de potentielles tensions sociales et politiques insoutenables.
Earth for All n’est donc pas un simple rapport, mais un appel à l’action. Les changements nécessaires se révélant si considérables, ils exigent mouvements sociaux déterminés, et large participation. L’histoire nous enseigne combien l’inertie et le défaitisme peuvent devenir auto-réalisateurs. Elle démontre également que les gouvernements doivent en fin de compte répondre à la pression populaire, sous peine d’être remplacés par d’autres.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
NEW DELHI – En 1972, l’ONU organise son tout premier sommet environnemental à Stockholm. À l’approche de l’événement, un groupe de scientifiques rédige Les limites de la croissance, un rapport commandé par le Club de Rome, qui deviendra contre toute attente un bestseller. Les auteurs y expliquent que les ressources naturelles limitées de la planète ne pourront supporter une éternelle croissance, et redoutent un point de non-retour écologique ainsi qu’un effondrement des sociétés si le monde ne prend pas conscience des coûts environnementaux de l’activité humaine. Selon le rapport, si la trajectoire ne change pas, le monde s’exposera à une diminution des approvisionnement alimentaires et énergétiques par habitant, à une pollution croissante, à une baisse du niveau de vie, ainsi qu’à la possibilité d’effondrements dramatiques de la population d’ici le milieu du XXIe siècle.
Au cours des décennies qui suivront, les conclusions frappantes du rapport seront dans l’ensemble davantage critiquées que saluées. Beaucoup les balaieront d’un revers de la main, les considérant comme un scénario apocalyptique voué à devenir contredit par l’ingéniosité humaine et le progrès technologique. Or, les auteurs du rapport Les limites de la croissance ne formulent à l’époque aucune prévision. Ils explorent davantage plusieurs trajectoires alternatives fondées sur les stratégies humaines, et il se trouve qu’une récente étude de Gaya Herrington démontre que trois des quatre scénarios envisagés à l’époque par le rapport correspondent relativement étroitement aux données recueillies depuis.
Cette confirmation apparaît profondément inquiétante, dans la mesure où deux des trois scénarios du rapport suggèrent un effondrement majeur d’ici le milieu du siècle, le troisième évoquant un déclin moins important. Herrington estime que « l’humanité est sur le point de voir les limites de la croissance s’imposer à elle, plutôt que de choisir en conscience ses propres limites ».
Tout n’est cependant pas perdu : le quatrième scénario, qui annonce d’importantes transformations économiques et sociales, implique partout certaines améliorations du bien-être humain, dans le respect des limites naturelles de la planète. Tel est l’espoir qui sous-tend Earth for All, un nouveau rapport produit par la Commission du Club de Rome pour une économie transformationnelle (dont je suis membre) et par une équipe de modélisateurs informatiques.
Les auteurs de ce rapport estiment que le bien-être pour tous, sur une planète relativement stable, est encore possible, mais que plusieurs changements majeurs devront pour cela intervenir dans l’organisation économique. Le rapport énonce cinq grandes initiatives nécessaires pour éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, autonomiser les femmes, transformer les systèmes alimentaires, et opérer une refonte des systèmes énergétiques en procédant partout à une électrification.
Le rapport recommande plusieurs stratégies spécifiques et interconnectées pour atteindre chacun de ces objectifs. D’importants investissements nouveaux seront évidemment nécessaires, fondés sur une augmentation massive des dépenses publiques. La mise en place d’impôts plus élevés, en particulier pour les ultra-riches et les grandes sociétés, devra ainsi constituer un élément majeur de l’agenda. Réduire la richesse et la consommation des plus fortunés est également essentiel pour limiter les émissions de dioxyde de carbone ainsi qu’une consommation inutilement gaspilleuse.
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La création de liquidités mondiales (par exemple via l’émission d’un plus grand nombre de droits de tirage spéciaux, l’actif du réserve du Fonds monétaire international) et la gestion de l’excès de dette souveraine conféreraient par ailleurs aux gouvernements des pays en voie de développement davantage d’espace budgétaire.
Les systèmes alimentaires mondiaux ne fonctionnent aujourd’hui clairement plus. Ils créent actuellement des modèles de production et de consommation malsains et insoutenables, ainsi qu’un gaspillage considérable, et doivent par conséquent être modernisés. Pour ce faire, la régulation des marchés aux fins du bien public se révélera essentielle. Davantage de réglementations, méthodiques et efficaces, sont nécessaires non seulement en ce qui concerne l’alimentaire, mais également sur les marchés des biens et services, de la finance, du travail et des terres, ainsi que sur tous les marchés liés à la nature et l’environnement.
Les réglementations dont nous avons besoin nécessitent une démocratisation de la connaissance, une plus large accès aux nouvelles technologies, ainsi qu’une reconnaissance et une propagation des connaissances traditionnelles. De même, conférer davantage de pouvoir aux femmes et aux travailleurs se révélera indispensable, non seulement pour rendre les sociétés plus heureuses, plus justes et en meilleure santé, mais également pour stabiliser les populations en termes de nombre.
Le rapport Earth for All présente par ailleurs les résultats d’un exercice de modélisation au niveau mondial, spécifiquement axé sur deux scénarios. Le premier, intitulé « Too Little Too Late », correspond à notre trajectoire actuelle, dans laquelle gouvernements et institutions internationales n’ont de cesse de parler de durabilité et de changement climatique, mais ne mènent en réalité aucune action véritablement transformatrice.
Ce scénario aboutit au creusement des inégalités ainsi qu’à l’érosion de la confiance sociale, les populations et les États se retournant les uns contre les autres, dans une compétition autour des ressources. Sans une action suffisamment collective de réduction de l’immense pression exercée sur la nature, les systèmes garants de la vie sur Terre (notamment climat, eau, sols et forêts) continueront de se détériorer, et certaines régions se rapprocheront voire franchiront des points de basculement irréversibles. Pour de nombreuses populations qui vivent déjà dans la pauvreté, comme pour de nombreuses espèces, c’est précisément l’enfer sur Terre qui s’annonce.
En revanche, dans le deuxième scénario (« The Giant Leap »), les dirigeants politiques s’efforcent d’opérer cinq changements majeurs, et œuvrent beaucoup plus efficacement pour améliorer le bien-être. Cela signifie agir pour la dignité (faire en sorte que chacun dispose des moyens de vivre en sécurité et en bonne santé), pour la nature (un environnement restauré et sûr pour toutes les formes de vie), et pour le lien au sens large (sentiment d’appartenance commune, et institutions œuvrant pour le bien commun). Cela signifie également assurer l’équité (la justice sous toutes ses formes, en réduisant considérablement l’écart entre les plus fortunés et les plus défavorisés) et la participation (citoyens activement engagés au sein de communautés et d’économies bien ancrées).
Tous ces objectifs ne seront évidemment pas faciles à atteindre. Des avancées généralisées et durables sur le plan du bien-être nécessitent l’action de gouvernements déterminés à refaçonner les marchés, ainsi qu’à poursuivre une vision à long terme pour les sociétés. Ceci exige en retour à la fois volonté politique et changements majeurs dans la perception des gouvernements – changements peu probables sans une importante pression publique et mobilisation de masse. Seulement voilà, sachant la proximité de si nombreux points de basculement, l’alternative par défaut est tout simplement terrifiante : désastre environnemental, disparités et fragilités économiques extrêmes, ainsi que de potentielles tensions sociales et politiques insoutenables.
Earth for All n’est donc pas un simple rapport, mais un appel à l’action. Les changements nécessaires se révélant si considérables, ils exigent mouvements sociaux déterminés, et large participation. L’histoire nous enseigne combien l’inertie et le défaitisme peuvent devenir auto-réalisateurs. Elle démontre également que les gouvernements doivent en fin de compte répondre à la pression populaire, sous peine d’être remplacés par d’autres.
Traduit de l’anglais par Martin Morel